La Traverse
Avant toute chose, nous nous arrêtâmes à La Traverse pour prendre mesure des conséquences de l'assaut que le village avait subi et glaner au passage des renseignements sur la ville voisine de Port-Salin. Des ravages commis par le clan ogre des Mains de Sang, il ne restait que des débris brûlés et écrasés, que les villageois avaient déjà commencé à remettre sur pied - comptant sur la très prochaine saison du colisée pour accueillir combattants et spectateurs assez fortunés pour raviver l'économie dévastée de La Traverse.
Le repas des ouvriers était une eau bouillie agrémentée d'herbes folles. Le chef Armentio Artavius, reconnaissant du rôle qu'avait joué le Promontoire de Hrölf dans la déroute ennemie au point de nous offrir des bolées entières du précieux bouillon, nous détailla volontiers Port-Salin : une ville recluse, au commerce foisonnant, allergique aux étrangers et forte d'organiser elle-même ses exports sans attendre de ses partenaires commerciaux qu'ils viennent s'approvisionner sur place. On le découvrit plus tard, la raison de cette isolation était des plus glauques.
Avant notre départ, Armantius se laissa prendre au jeu des mots de notre porte-étendard Lucien, qui soutira de lui la description de Gurdagur, chef ogre porté disparu quelques jours plus tôt, et de Maoren et Arzel, deux villageois partis avec leurs familles pour se réfugier à Port-Salin. Il nous donna le nom du maire-prêtre de Port-Salin, un certain Targan Thorgard, puis nous conseilla avec insistance de ne pas quitter la route traversant le marais menant à la ville - les disparitions silencieuses y étant fréquentes. (Prendre son conseil à coeur ne nous empêcha pas de frôler l'inscription de nos noms sur la liste des disparus.) Notre custode Lyrd’Nidya Kalsum glissa une promesse de combat à la vikangr Petra la Cornue pour la compétition à venir puis nous prîmes congé des vestiges, maisons et humains.
Le marais, premier passage
Nous suivîmes le conseil de rester sur le chemin traversant le marais (notre guide
Amrys "Amy" Verrier fit la judicieuse remarque que la route était là où les pieds restaient secs, tandis que des pieds mouillés indiquaient que nous n'y étions plus). S'opposer à cette directive aurait par ailleurs été une lourde affaire, le chemin étant engoncé entre deux rembardes solides elles-mêmes protégées par des rangs drus d'arbres et arbustes plantés de main d'homme. Des statuettes entretenues avec dévotion marquaient les intervalles de distance. Ces sculptures déroutantes représentaient un homme à tête de carpe, ses membres supérieurs non des bras mais des nageoires aux proportions anatomiquement contestables et probablement bourrées d'arrêtes.
Alors que nous inspections une brisure suspecte dans la rambarde, nous fûmes interpelés par un individu que la réticence à notre présence aurait pu rendre suspect si la révulsion de ses yeux ne l'avait pas directement désigné comme victime d'un sortilège. Je fis don à l'homme d'une serpe éressienne déchargée pour apaiser sa xénophobie et nous découvrîmes qu'il s'agissait d'Arzel, l'un des expatriés de La Traverse. Inquiets de la magie qui semblait peser sur lui, nous pressâmes le pas. Au passage, Amy puis Okoth Nerilee (pour vérifier), jetèrent des cailloux dans le marais. Notre guide affirma que l'entité aqueuse était mouvante, voire vivante, et renouvela son interdiction d'y pénétrer.
Port-Salin et les morts debouts
Notre première vision de la ville fut ses marais salants et ses morts mouvants, des villageois aux corps raides et aux yeux retournés dans leur crânes - certains continuant à racler le sel à leur pied alors même que leurs entrailles s'y déversaient. En gardant à l'esprit nos velléités initiales, je déconseille la consommation des denrées port-salines.
Les vivants n'avaient pas meilleure mine que les morts : petits et grand brûlés, scarifiés à l'acide, s'acharnaient sur leurs tâches dans une torpeur malaisante. Tous nous reçurent avec hostilité (même quand Lucien se fit passer pour le cousin d'Arzel ou quand Lyrd'Nydia demanda à une ancienne si elle avait choisi sa condition), et nous redirigèrent vers Targan Thorgard. Nous rencontrâmes sa fille, Esmira Thorgard, une demoiselle avec un don pour le chant et au visage lacéré par une plaie soit-disant ancienne, mais qui purulait avec une vivacité remarquable. Lucien faisant passer Okoth pour un médecin, ce dernier tenta de parfumer le visage d'Esmira pour en masquer l'odeur apparemment insoutenable - contact qui lui brûla la main. La défigurée nous amena à son père, le fameux maire-prêtre, et ce dernier nous fournit multiples réponses à nos multiples questions :
- Les statuettes d'homme à tête de carpe de la route sont à l'effigie d'Ürdh, titan des eaux et tempêtes laissé pour mort dans les mythes, mais divinité protectrice de Port-Salin et vénérée par ses habitants.
- Il y a quelque semaines, une créature colossale que les port-salinois avaient accueillie en tant qu'avatar d'Ürdh révéla sa nature mauvaise en demandant des sacrifices humains, qui lui furent refusés.
- La créature, un ogre porté sur la magie illusoire dont la description correspondait vaguement à celle de Gurdagur, fut vénéré dans la chapelle de la ville jusqu'à ce qu'elle fasse sa demande impossible et soit affrontée, brûlant l'édifice au passage.
- Elle fut enlevée par Les Autres, un groupe religieux formé suite à la division des cultes de Port-Salin il y a trois années.
- La branche religieuse des Autres, que Targan juge être des déviants, vénèrent le Grand Serpent et ne respectent pas les tradition port-salines (ainsi, à priori, que les concepts encore plus basiques de vie et de mort). Il s'agirait d'un autre titan, jumeau de l'homme-carpe, mais dont le nom n'évoqua aucune connaissance chez nos amateurs d'arcanes.
- Les Autres suivent la houle de Garf Garfunsonn, "Garf fils de Garf", que Targan et les siens tiennent en pauvre estime.
- Les plaies portés par les port-salinois sont les conséquences d'un travail près des marais qui, d'après Targan, ont toujours été animés. De ses propres dires, le marais vit et ils en vivent.
- La famille de Maoran, l'autre réfugiée de La Traverse, est portée disparue.
De la magie liée à Arzel je perçus la nature partout dans la ville, s'infiltrant dans les rues comme une pluie trop fine souille des vêtements. L'épicentre de cette nausée ambiante venait du sud et de la mer intérieure bordant Port-Salin et ses marais vivants.
Targan nous offrit le gîte et nous l'acceptâmes de bonne grâce, non sans organiser nos tours de garde bien que protégés par les murs épais de la maison. Nous ne nous sentions, à juste titre, en sécurité nulle part. Dehors, les villageois continuèrent leur travail sans pause ni mot.
Le jour perdu
Je fis un beau rêve. De lumière, de demandes et de jolies voix.
De ce que mes compagnons me racontèrent par la suite, nous poursuivîmes notre enquête et j'insistais pour que nous allions à la rencontre de Garf fils de Garf - une requête qui parut juste et mesurée bien qu'en temps normal j'eu probablement demandé à suivre la piste de la source magique plutôt que de m'attarder sur des querelles religieuses. Mais je fus à priori convaincant, et Lucien et moi-même nous retrouvâmes sur le bateau de Garf fils de Garf, isolés du groupe.
De cette journée rêveuse je ne garde que le souvenir flou d'un amour contre-nature pour le poisson (au lecteur qui sera parvenu jusqu'à ce point, je l'avoue : c'est un met que j'ai en horreur car les poissons ne possèdent qu'une parodie d'os que je trouve répugnante ; j'apprécie cependant les rillettes fines que l'on tire des maquereaux de haute mer, car un tel plat ne contient aucune arrête quand il est exécuté avec maîtrise). Les souvenirs de cette parenthèse honteuse me sont perdus à jamais, hormis ceux dont le patrouilleur Lucien fut témoin et qu'il prit à coeur de relater à qui voulait l'entendre - faveur qui s'arrête là où lui-même devint la proie et marionnette des abysses.
Quand nos yeux se révulsaient, signifiant l'égarement passager dû à un sortilège commandant nos actions, Lucien et moi-même baissions les yeux, tournions le dos, cachions nos visages. Nos attitudes intriguèrent voire inquiétèrent les autres patrouilleurs sans qu'aucune action ne soit entreprise à notre égard. Hélas, ma démence alla jusqu'à me faire user de mon précieux sac comme d'un pauvre présentoir à poiscaille, et le cuir que j'ai tanné avec tant d'amour empeste encore des gestes maudits du fou que j'étais alors.
Leur porte-étendard et leur questeur prenant subtilement la défense de Garfurson, nos autres compagnons se mirent en tête que ce Garf-là avait peut-être lui-même un fils nommé Garf, Garf fils de Garf fils de Garf, qui fut l'engeance maléfique contre laquelle Targan nous avait mis en garde, et que nous devions désormais aller chasser dans les profondeurs du marais. (Il n'en était rien.)
Le marais, deuxième passage
Guidés par Targan, nous retournâmes donc au marais, où ce dernier donna une leçon à Okoth en lui donnant une gifle d'eau acide qui le laissa pour presque mort. Lucien se précipita pour lui offrir sa seule potion avant que le sort qui le contrôlait ne le fasse attaquer Targan - une action que Lyrd'Nydia retourna contre elle-même en provoquant Lucien et dont, heureusement, elle ne fut pas victime. La dague empoisonnée de Lucien alla se perdre dans l'eau tandis que le porte-étendard parvenait enfin à reprendre ses esprits. La tâche me fut plus ardue, au prix d'un tacle de notre demi-orque et d'une tentative de suicide ratée, mais bientôt nous fûmes deux à expliquer la magie de contrôle qui dominait l'endroit. Lucien avait lui aussi fait un rêve, où la voix d'Esmira l'avait bercé. Il suspecta, un peu hâtivement, la duplicité de la fille de Targan.
Amy pulvérisa ce qui restait des pulsions acides du marais (l'eau, une fois débarrassée de ces impuretés, était des plus normales) et nous rejoignîmes enfin le bord de mer intérieure où, plus tôt, Garf fils de Garf nous avait mené Lucien et moi. Ici nous attendait un autel sacrificiel et une créature dont l'apparence garantissant la mort mais qui se tenait pourtant debout à la mode port-saline. C'était un ogre à deux têtes, lent comme la vase, qui se tenait entre nous et l'unique barque permettant de quitter la rive. Un malheur n'arrivant jamais seul, Garf fils de Garf venait à notre rencontre par la route de Port Salin - non plus en pêcheur avenant tractant ses prises de la matinée, mais en prêcheur fulminant menant ses disciplines par centaines.
Cette battue belliqueuse venant à notre rencontre, je fouillai ma collection pour en retirer une bombe Eressienne : un artefact de puissance moyenne, dont l'unique défaut était qu'il explosait dès qu'il fut activé (emportant ainsi son porteur avec lui). Lucien prétendit qu'il s'agissait d'un objet pouvant briser l'enchantement de l'ogre afin de convaincre Targan d'aller activer la bombe pour nous, sans que le pauvre bourgmestre et père ne réalise que cette action lui coûterait la vie.
Je confiais la bombe à Lucien, qui la confia à Targan, qui se la fit prendre par Amy, qui la donna à Lyrd'Nydia, qui provoqua Garf fils de Garf en duel singulier. La négociation du combat pris plus de temps que l'affrontement lui-même : après avoir engagé sa vie et sa liberté comme enjeu du duel et laissé Lucien tirer de Garfurson qu'Esmira la chanteuse n'était pas une complice mais l'objet d'un sacrifice prochain, Lyrd'Nydia tua Garf fils de Garf en un seul coup de hache puis décapita sa dépouille quand cette dernière tenta de poursuivre la lutte. Entre-temps, des hurlements inhumains provenant de Port Salin résonnèrent dans le marais : Okoth les interpréta comme la voix de L'Enfant du Grand Serpent et perçu dans cette plainte un amour de la vénération, de l'auto-lamentation, et de la musique.
Les villageois étant trop nombreux et sous le contrôle d'autrui, nous dûmes poursuivre notre fuite vers la mer pour les protéger de nous autant que nous d'eux. L'ogre, au passage, manqua de peu de tuer Okoth (qui prouva qu'il possédait plus de potions que Lucien n'en avait sacrifié pour lui), Lucien (qui en tira un trauma notable et épingla Amy comme source de son expérience), et moi-même (qui somme toute aura fait ses preuves en situation de combat). Nous ne prîmes pas le risque de la confrontation et nous entassâmes dans la barque, qui bien qu'elle prit l'eau nous mena à Port-Salin sans autre encombre que les douleurs fulgurantes qu'Amy subit quand elle tenta de regarder au fond du lac - là où se situait la source de la magie environnante, et probablement le maître des lieux.
Port-Salin et l'Enfant mélomane
Sur le trajet Okoth et moi détournâmes un ensemble de miroirs de ma collection pour en tirer un instrument de musique au ton gémissant - juste à temps pour arriver à la ville et découvrir la source des hurlements.
Une créature innommable, d'yeux et de membres sans os (probablement remplis d'arrêtes), se tenait sur la maison de Targan et saisissait sa fille Esmira. Okoth, après nous avoir rappelé qu'il n'était point barde mais possédait de nombreux talents, s'engagea dans la composition d'un poème chanté accompagné de son instrument de fortune. Je ne saurai retranscrire la beauté de ce texte et de sa mélodie. Il chanta l'apaisement, la nostalgie, la tristesse, les familles brisées et les mythes d'autres temps. Je pourrais jurer que la chose de cauchemar avait pleuré si sa nature même n'était pas déjà de suinter en permanence par tout orifice disponible.
L'Enfant du Grand Serpent se révéla être dépourvu d'hostilité, voire même doté d'une sensibilité innocente et dévouée envers Esmira et ses chansons. D'habitude cachée dans les promontoires de la côte pour savourer la musique de la jeune femme sans l'effrayer, la créature s'était précipité à la demeure des Thorgard quand elle entendit Garf fils de Garf prononcer le sacrifice prochain d'Esmira. La présence de Targan à nos côtés parvint à convaincre l'Enfant que nous n'étions pas des ennemis, et c'est dans un calme surréel que nous demandâmes son soutien pour quitter la ville maudite. Nous confiâmes au bourgmestre un amplificateur de voix eressien qui avait la particularité de n'être entendu que des enfants, et organisâmes l'évacuation des quelques villageois qui répondirent à notre appel : huit enfants et sept adultes assez sages pour écouter leur progéniture, en sus de Targan et Esmira Thorgard. Guidés par l'Enfant, nous nous frayâmes un passage au travers de Port-Salin pour retourner une dernière fois dans les marais.
Le marais, troisième et dernier passage
Nous pûmes fuir sans encombres grâce à la protection de l'engeance de titan. La créature ne put nous accompagner, car liée au marais où son géniteur réside - au moment de nous séparer, je lui promis notre retour. C'est à elle, sans hésitation, que nous devons la vie.